Hier a été annoncé le décès de Dominique Bentejac, grande figure du monde équestre établie dans le Sud-Ouest de la France. Immense champion de concours complet dans les années 1970, qui l’ont notamment vu participer à deux éditions des Jeux olympiques, l’homme avait ensuite poursuivi sa carrière en saut d’obstacles, engrangeant d’innombrables victoires sur le circuit Pro, puis en Amateur jusqu’à l’été 2018. Une pluie d’hommages a été rendue à ce personnage au tempérament de feu, dont GRANDPRIX avait dressé le portrait il y a quelque temps.
“Qu’est-ce que je pourrais dire? Trop de choses à dire sans vraiment savoir quoi dire…” C’est ainsi que débutent les quelques phrases que Marie Bentejac, la fille de Dominique, a généreusement accepté de partager avec GRANDPRIX après le décès du champion de concours complet. “Je pense que j’ai de la chance d’avoir eu un père comme lui, poursuit celle qui a hérité de la gagne de l’ancien cavalier de l’équipe de France. On ne s’ennuyait jamais. Toujours des histoires folles à raconter, avec son journal et son perrier menthe à la main… Et en train de râler après tout et tout le monde! Il est resté mon plus grand fan jusqu’au bout. Et moi la sienne.” La jeune femme, très performante en saut d’obstacles au niveau Amateur, n’a pas été la seule à rendre un vibrant hommage à Dominique Bentejac, une pluie de messages à sa mémoire ayant été publiée sur les réseaux sociaux. Parmi eux, l’un a notamment été rédigé par un autre illustre acteur du monde équestre dans le Sud-Ouest de la France, Jacques Grandchamp des Raux.
“C’est avec beaucoup de tristesse que nous apprenons que Dominique Bentejac vient de nous quitter”, a écrit l’homme à l’affixe “‘Jac”. “C’était un très grand Monsieur, un homme d’exception, un homme au charisme incroyable avec une très forte personnalité, à l’intelligence aussi grande que son cœur, au courage dépassant la témérité, un homme très au-dessus des autres, un homme rare. Si Dominique a dominé la scène internationale en concours complet, avec des chevaux souvent quelconques, jusqu’à risquer sa peau, il a été le seul à former autant de cavaliers de très haut niveau, auxquels il a apporté son talent; c’était non seulement un très grand dresseur de chevaux, mais également d’hommes, et tout cela n’est pas le fait du hasard! Bien sûr il avait un immense talent, mais il savait mieux que quiconque observer et écouter les chevaux. Dominique n’était certes pas un "enfant de cœur", mais ne supportant pas l’échec, il a toujours été un gagneur. [...] Au revoir Dominique, même si nous ne te voyons plus, tu es toujours là.” Retour sur l’itinéraire d’un homme hors du commun à travers un portrait paru dans le numéro 111 du magazine GRANDPRIX.
Jusqu’à l’été 2018, à près de soixante-quinze ans et toujours aussi sulfureux, Dominique Bentejac écumait encore les concours de saut d’obstacles Amateurs du Sud-Ouest pour rafler tous les podiums. C’était un challenge comme un autre – il lui en fallait toujours de nouveaux – et un gagne-pain qui lui permettait de vivre et d’entretenir ses chevaux. On l’entendait crier de façon très raffinée sur les paddocks et on le voyait, pourtant si fragile en apparence avec sa gueule cassée, se hisser en selle et entrer en piste, pour finir généralement sans faute et avec le meilleur temps. Son équitation? Peu conventionnelle mais redoutablement efficace. “Il aime gagner et il aime le gain, comme au Monopoly”, résumait en 2019 pour GRANDPRIX Patrick Marquebieille, son ami de toujours qui fut longtemps directeur du centre équestre de Saint-Yrieix-la-Perche, en Haute-Vienne.
Dominique Bentejac a tout eu et presque tout perdu, si ce n’est sa passion, son cœur, ses proches, son immense talent et son œil unique. Les jeunes d’aujourd’hui ne le connaissent pas. Ou si peu. Pourtant, des pointures comme Pierre Durand, et plus récemment Stephan Lafouge ou Olivier Robert ont appris beaucoup à ses côtés. “Olivier avait quinze ans quand il est arrivé chez moi. Je le trouvais vraiment doué, alors j’ai eu envie de lui consacrer du temps”, se souvenait le regretté septuagénaire il y a trois ans. Cette amitié profonde que l’on devine à travers ces mots était largement partagée. “Quand j’étais adolescent, il m’envoûtait. Il avait une présence incroyable", se rappelait de son côté Olivier. “Ma famille n’avait pas beaucoup d’argent, mais à quatorze ans, j’avais pu récolter 30 000 francs pour m’offrir un cheval. Je suis allé le voir avec mon meilleur copain. Il m’a présenté Pyjama (AA, Jilling Pierre x Téhéran), un AQPS réformé des courses d’obstacles qu’il venait de récupérer chez Jean-Yves Touzaint. Il m’a dit qu’il était super, je l’ai cru, j’ai acheté le cheval et j’ai obtenu des résultats incroyables avec lui, gagné mes premiers Grands Prix. Puis Dominique m’a pris sous son aile dans son écurie. Il m’a fait monter tous ses chevaux, même ceux qui évoluaient en Grands Prix, dont Supernova (SF, Geai de la Cense x Montigny, Ps) et Vert de Gris II (SF, Oupala du Plain x Corona). Il m’a aussi emmené à Palm Beach, aux États-Unis, où je suis finalement resté deux ans! À mon retour, alors que je ne voulais plus faire carrière dans les chevaux, il est venu me chercher, m’a convaincu du contraire et m’a remis le pied à l’étrier. Je me suis alors installé à mon compte en rachetant une partie de sa propriété, à Escaudes (à quarante kilomètres au sud-ouest de Marmande, ndlr). Il a toujours été là pour moi. Certes, il a toujours été à contre-courant. Beaucoup de choses pas toujours tendres à son sujet ont été colportées. Mais je ne peux rien dire, je n’ai pas connu cette époque. En revanche, je peux dire ce que j’ai vu quand je montais auprès de lui: l’amour incommensurable qu’il portait à ses chevaux.”
Un champion hors norme
Dominique Bentejac était de ceux dont on dit qu’ils pourraient faire sauter une chèvre… De n’importe quel cheval, il a toujours été capable d’obtenir le meilleur. Quand on lui demandait d’où lui venait sa science, il ne répondait rien. Il n’avait pas de méthode. Pas de théorie. Cette faculté semblait innée, instinctive. Il regardait simplement l’animal, visualisait exactement son fonctionnement locomoteur, et la façon dont il fallait le monter pour optimiser ses performances. À défaut d’une recette, il en livrait quand même quelques ingrédients. “Où que je sois, j’aménage une piste de galop. Il n’y a que ça de vrai”, révélait-il. Il considérait par ailleurs que pour qu’un cheval soit en condition et concentré, il était nécessaire d’enchaîner le même parcours plusieurs fois d’affilée. Ses principes? Simplissimes. “On se redresse, on ne met pas de main et on avance.” Difficile d’en savoir plus… L’équitation de Dominique Bentejac n’avait rien d’académique – mieux valait l’écouter que l’imiter –, mais il transcendait ses montures. Cela explique sûrement comment il en a eu presque cent chez lui à une époque: les siennes, mais aussi des chevaux de propriétaires et de commerce.
Sportivement, il a touché le toit du monde. En concours complet, il a été trois fois champion de France (1971, 73 et 74), vice-champion du monde par équipes en 1970 à Punchestown avec Trou Normand (SF, Enfant Terrible, Ps x Pré Salé, Ds), et a participé à deux reprises aux Jeux olympiques, en 1972 à Munich avec Trou Normand et en 1976 à Montréal avec Djerk (AA, Anico x Samaritain, Ps). N’ayant jamais peur de rien, habité par une abyssale soif de vaincre et risquant sa peau sans ciller, il a encore disputé les Mondiaux de 1974 à Burghley avec Aragon (SF, Montigny, Ps x Carus, TF).
“À l’époque où je concourais en complet, nous étions des têtes de liste, lui et moi. Nous nous tirions un peu la bourre tout en étant assez complices malgré tout”, se rappelait en 2019 Michel Robert, qui a défendu la France avec lui à Munich avant de connaître une carrière admirable en jumping, laquelle se poursuit encore aujourd’hui. “Il est toujours allé au bout de ses convictions. Il était extrémiste dans sa manière de penser, dire et agir, ce qui me faisait du bien car j’étais assez timide et réservé à l’époque. Nous sommes littéralement partis à la guerre ensemble à Munich. Nous avons vécu des moments forts, notamment quand il a fini le cross malgré une clavicule cassée!” Sa gueule cassée, l’Aquitain la devait d’ailleurs à une chute survenue lors d’un autre cross, le 1er mai 1975. En miettes, il fut ce jour-là hospitalisé d’urgence. “À la mi-juin, j’étais à nouveau en piste. J’avais beaucoup maigri, mon visage était ravagé et j’avais une centaine de points de suture sur le crâne… J’ai couru quelques épreuves de saut, puis j’ai repris le complet la semaine suivante afin de me remettre en jambe pour les championnats de France qui approchaient. Cependant, au Haras du Pin, on ne m’a malheureusement pas laissé prendre le départ…” Peut-être les organisateurs étaient-ils tout simplement d’humbles humains? Dur à assimiler pour cet OVNI dont le talent ne faisait aucun doute. “À mon sens, deux personnes ont véritablement bouleversé notre sport: le regretté Patrick Le Rolland en dressage et Dominique en complet”, assurait catégoriquement Patrick Marquebieille, qui a également monté en équipe de France dans cette discipline, il y a trois ans. “Il a été le premier à installer des obstacles modernes, très bien construits, massifs. Doté d’un vrai don, il a quand même gagné un championnat de France avec une jument qu’il montait au pied levé! Jean-Marc Nicolas a d’ailleurs dit un jour de lui qu’il était le seul vrai ultra-doué.” Par la suite, Dominique Bentejac a souvent dominé les classements nationaux de saut d’obstacles, en Pro, sans toutefois disputer de grands championnats, puis en Amateurs.
En fouillant dans ses souvenirs, l’ancien champion avait décidé en 2019 d’évoquer les trois chevaux favoris qu’il a montés durant sa carrière, à commencer par Trou Normand. “C’est avec lui que j’ai été sacré champion de France en 1971 et que j’ai disputé les JO de Munich en 1972”, se souvenait-il. “Il était très chaud. Quand elle n’était pas en compétition, en Sixième Catégorie, sa mère servait de cheval de trait!” L’Aquitain avait ensuite parlé de Prince Royal (SF, Rantzau x Misti), qui “avait été vendu à Yves Lemaire au prix de la boucherie.” “Je le lui ai moi-même repris pour pas grand-chose quand il avait dix-sept ans. Alors que tous les produits de Rantzau étaient alezans et caractériels, pour ne pas dire cons, lui était bai et gentil comme tout. Il a encore tout gagné jusqu’à vingt-deux ans”, expliquait-il. Enfin, son choix s’était porté sur Luong Ha (Ds, Rigoletto x Surréaliste): “Ce cheval avait dans ses origines des gagnants du Grand Prix de Paris. Il appartenait au président de la Société hippique d’Angoulême. Après un cross qui s’était mal passé, il m’a proposé de l’acheter. J’avais déjà galopé avec lui et l’avais trouvé fantastique. Il avait beaucoup de gaz. Il avait douze ans. Je l’ai présenté en Troisième Catégorie, puis en Quatrième et Cinquième, et il a tout gagné, dont le Grand Prix de Biarritz, mais aussi le cross des sélections pour les JO de Mexico, avec deux minutes d’avance sur tous les autres ! En revanche, le dressage avait été catastrophique, car il était hystérique. Il pouvait vraiment être très con, car en se retournant dans sa jeunesse, il s’était cassé le garrot et une omoplate, si bien qu’il avait des difficultés de locomotion. Mais c’était une machine à gagner à l’obstacle. À quinze ans, en 1968, je l’ai vendu à Nelson Pessoa, avec lequel il a gagné plusieurs Grands Prix, notamment à Londres et Berlin.”
Le virus du commerce
Dominique Bentejac a aussi été un grand marchand, capable de dénicher la perle rare là où personne ne la voyait ni même n’osait l’imaginer. “Quand je l’ai rencontré, j’avais onze ou douze ans. C’est lui qui fournissait les chevaux du centre équestre où j’apprenais à monter. À cette époque, il constituait la plaque tournante du commerce dans notre région”, racontait Olivier Robert en 2019. Des chevaux, il en a vendu loin, par-delà même les océans. “Dès qu’il commençait à faire moche ici, je partais en Côte d’Ivoire, se souvenait le regretté cavalier. J’ai aussi passé pas mal de temps à Wellington, en Floride”, où se déroule chaque hiver, entre janvier et mars, le Winter Equestrian Festival durant lequel se concluent toujours d’importantes et nombreuses transactions.
Occupé à tenir tête à un cancer, l’homme a vécu les dernières années de sa vie un peu au ralenti. Ses écuries ont brûlé en 2018, et toute une rangée de boxes a rendu l’âme. Harcelé par le fisc, il a vendu des dizaines d’hectares à son ex-compagne, son voisin et d’autres… Son fief fut pourtant un superbe domaine de plusieurs centaines d’hectares, dont il avait hérité. Sa famille avait beaucoup d’argent, ayant fait fortune dans la métairie. Lui a tout “cramé”, mais il en a tellement bien profité aussi!
De père en fille
Sa fille, Marie, a hérité de lui l’état d’esprit de gagneur qui était sa marque de fabrique. Sortant très régulièrement en compétitions de saut d’obstacles, la jeune femme est classée plusieurs fois par week-end aux niveaux Amateur 1 et 2. À son sujet, certains murmurent qu’elle n’arrive pas à la cheville de son père. D’autres, plus nombreux, voient en elle une digne héritière. “Qu’on lui confie de vrais bons chevaux, ils verront ce dont elle est capable”, affirmait en 2019 à GRANDPRIX Nicolas Marticoréna, marchand girondin concourant jusqu’à 1,45 m, dont elle a été la groom pendant deux ans avant de décider de ne pas faire carrière – en tout cas, pas toute de suite – dans l’équitation. “Moi, je veux vraiment gagner ma vie”, disait-elle tout simplement. Avec Leonardo d’Amaury (SF, Quidam de Revel x Lord Roussetière), désormais âgé de vingt-trois ans, elle continue à accumuler victoires et classements. Ces derniers mois, elle a également engrangé quelques beaux succès aux rênes de Rayon d’Avril (AA, Va Cours Vole x Quatar de Plapé).
Marie sait évoluer en osmose avec ses chevaux. La fille cadette – Dominique a eu un fils aîné issu d’une précédente union – a hérité de la gagne de son père, c’est évident, mais aussi de celle de sa mère, Laetitia Delcuse, ancienne championne de France Juniors. Sa force d’esprit, sa maturité et son autonomie forcent le respect. Très émotive, elle a aussi la trempe de son papa! D’ailleurs, leurs fâcheries sont légendaires. Aussi têtus l’un que l’autre, ils en sont même arrivés à ne plus se parler pendant un an…
Maître Jedi
N’ayant rien calculé, Dominique Bentejac n’avait plus grand-chose durant les dernières années de sa vie, mais peu lui importait, comme si tout pouvait glisser sur lui. “Il a une force mentale phénoménale. Il est très optimiste. Rien ne semble l’atteindre… ou du moins pouvoir le faire flancher”, décrivait il y a trois ans Nicolas Sers, Corrézien performant jusqu’à 1,50 m. “Il ne se plaint jamais, fait la moue, hausse les épaules et repart de l’avant.” Cela allait de pair avec sa générosité et sa spontanéité. “C’est la personne que je connais qui a aidé le plus de cavaliers”, déclarait le compétiteur de vingt-neuf ans.
“Il est provocateur et ses colères sont fameuses, mais c’est surtout un homme généreux, un passionné, et pas que par les chevaux!”, renchérissait de son côté Patrick Marquebieille. “Il est très curieux et s’intéresse à beaucoup de choses, l’histoire surtout. Il est très érudit. C’est un épicurien, un fonceur qui ne réfléchit pas et n’anticipe pas, il fait les choses parce qu’il les sent et en a envie. Il est très sensible aussi, lisant dans les gens comme dans les chevaux…” Nicolas Marticoréna, auquel il a tout appris, ne pouvait que lui rendre hommage. “Pendant des années, j’ai essayé de progresser, et je n’y arrivais pas, j’étais nul. Et puis un jour, on m’a présenté Dominique. J’ai passé un an chez lui, il m’a fait monter tous les chevaux de son écurie en me répétant: ‘Redresse tes épaules, ne mets pas de main et avance!’ Et je me suis mis à gagner, de petites épreuves d’abord, puis de plus grandes, et de plus en plus souvent. En 2017, j’ai même été le meilleur cavalier Amateur de l’année, avec 25 000 euros de gains! Je me suis ensuite lancé dans le commerce.” Dominique Bentejac était un maître Jedi. Le Yoda du Sud-Ouest.
Toute la rédaction de GRANDPRIX adresse ses sincères condoléances aux proches de Dominique Bentejac
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